(Critique) Fleabag : De la scène à l’écran à la scène

par Daphné Bathalon

Depuis sa création au Fringe d’Édimbourg en 2013, le solo écrit par Phoebe Waller-Bridge, Fleabag, en a fait du chemin! Chaleureusement accueillie au Fringe, la pièce a ensuite été adaptée en une série à succès de deux saisons maintes fois récompensée avant de faire un retour très attendu à la scène sur West End l’été dernier. Ce retour à la scène a été capté par le National Theatre Live qui proposait quelques projections au cinéma cet automne.

Au Cineplex Quartier Latin, la projection à laquelle j’ai assisté affichait complet bien avant la date de diffusion. Il faut dire que c’était une rare occasion pour les amateurs de la série de la BBC, qui s’est terminée au printemps dernier, de voir le monologue original, interprété par son auteure et son interprète principale.

Tant par sa forme que par son fond, le solo de Waller-Bridge fait penser au King Dave d’Alexandre Goyette. Deux personnages solitaires, drôles malgré eux, aux prises avec une certaine forme de dépendance et qui s’engagent dans une spirale infernale dont ils ne sortiront pas indemnes. Pour Fleabag, personnage qui n’est jamais directement nommé, c’est le sexe (et la porno).

Jeune adulte à la sexualité assumée, la copropriétaire de l’unique café à thématique cochon d’Inde, à Londres, vient de perdre sa meilleure amie et partenaire d’affaires, frappée à mort par une voiture dans des circonstances plus nébuleuses qu’on ne le croie de prime abord. Immobile sur une chaise inconfortable, la femme nous fait le récit des jours qui ont précédé puis suivi l’accident.

Crédit Joan Marcus

Le texte de Waller-Bridge donne vie avec beaucoup de nuances au personnage de Fleabag, pas nécessairement sympathique d’emblée, et place habilement ses cartes pour dévoiler juste ce qu’il faut de vérité entre les lignes pour conserver toute notre attention. Au fil de ce solo captivant, on ressent tour à tour de la compassion, de la complicité, de l’attraction… ou même du dégoût et de la pitié pour la femme, qui semble chaque fois prendre les plus mauvaises décisions et toujours céder aux sirènes de la porno, du sexe et de la masturbation. Ce n’est pas encore si commun, et ce l’était encore moins au moment de la création, où on peut voir au centre d’une intrigue un personnage féminin aux penchants aussi affirmés sans que ça tourne autour de la figure sexy ou du « slutshaming ».

De fait, l’interprétation tout en subtilité et en humour noir de Waller-Bridge, qui maîtrise son personnage, donne tout le volume au récit dont les protagonistes, qu’on entend pourtant presque seulement par la voix de Fleabag, sont tout aussi colorés. Femme déterminée, qui se veut férocement indépendante, accro au sexe et aux situations aussi absurdes que complexes, Fleabag serait une mine d’or pour tout psychanalyste. Sur scène, elle a tout ce qu’il faut pour fasciner et n’a besoin ni de décor ni d’accessoires pour nous faire imaginer les scènes improbables dans lesquels elle se retrouve embourbée. Un minimalisme qui sert bien le propos.

Fleabag passe de la comédie légère au drame sans qu’on en prenne totalement conscience, faisant glisser notre perception du personnage de femme libre à la sexualité assumée à un être humain profondément esseulé et dépourvu de repères. Comme plusieurs, elle est incapable de définir ses rapports au sexe et aux autres ; en fin de compte, c’est face à elle-même qu’elle craint le plus de se retrouver.

Face au public, toutefois, son charme opère, que l’on ait vu la série ou qu’on découvre cet être attachant (et parfois un peu monstrueux).

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