Blackbird : un face-à-face déroutant

Blackbird : un face-à-face déroutant

Blackbird est, pour le moins qu’on puisse dire, une pièce bouleversante. Présentée au Périscope du 16 février au 5 mars 2022, cette production de L’Apex Théâtre nous plonge dans l’histoire insolite de Una et de Ray. Alors qu’elle était âgée de 12 ans et lui de 40, ceux-ci ont développé une relation amoureuse, jusqu’à ce que la famille d’Una et la police l’apprennent et que Ray soit envoyé en prison pour six ans. Mais voilà que, quinze ans plus tard, elle tombe sur une photo de lui dans un dépliant d’entreprise. Encore hantée par cette période trouble et éprouvante de son enfance, elle décide d’aller à la rencontre de celui qui fut, pour elle, à la fois son amoureux et son agresseur. Elle se rend sur le milieu de travail de Ray et le confronte; elle cherche à comprendre les intentions de cet homme avec qui elle a partagé son intimité. Una se remémore les moments qu’ils ont partagés ensemble et qui l’ont marquée à jamais. Elle tente de retracer ce qui les a liés.

Comment parler d’une chose aussi singulière que ce texte de David Harrower, publié en 2005, qui nous convoque à une curieuse réflexion sur les limites de l’amour? L’oeuvre de Harrower nous expose à une situation déroutante et nous laisse dans une ambiguïté particulièrement inconfortable. Les dialogues, empreints de sensibilité, tendent à attester d’une affection véritable entre les deux protagonistes, chamboulant nos préjugés par rapport à la situation d’abus. Les événements importants de la relation sont racontés tour à tour par Una et Ray, agités de vives émotions. Les remords, les blessures et les désirs qu’ils évoquent nous apparaissent d’une incontestable sincérité et nous portent à accorder de l’agentivité à la jeune fille et des excuses à l’homme. Ils nous amènent à croire la véracité des sentiments que ce dernier affirme avoir ressentis pour elle. Or, comme le dit elle-même Una, et ce, avec une lucidité tranchante, à l’âge qu’elle avait, elle ne pouvait pas avoir une réelle conscience de ce qui se passait et ne savait pas, contrairement à lui, comment empêcher tout ça d’arriver. 

Les interprètes Gabrielle Ferron (Una) et Réjean Vallée (Ray) nous entrainent dans un huis clos angoissant, un face-à-face tendu qui garde le public sur le qui-vive, en constante appréhension d’une possible explosion de violence. Ferron et Vallée portent le texte avec un jeu juste et nuancé, résolument convaincant et touchant. Grâce, entre autres, à la sobriété du décor, l’attention du spectacle est portée sur les répliques incisives des personnages et sur l’impétuosité de leurs sentiments mutuels. Pris à se parler dans la cuisine du bureau de Ray pour se cacher des regards indiscrets des collègues de celui-ci, Una et Ray se retrouvent confinés à un espace froid, impersonnel et chaotique; des déchets de lunch trainent partout dans la pièce éclairée aux néons. Leurs échanges souvent agressifs, autant verbalement que physiquement, augmentent le désordre des lieux, comme la confusion dans nos esprits ; au bout du compte, tout comme Una, on ignore si l’on peut se fier aux paroles de Ray. En fait, on ignore simplement comment se sentir par rapport à l’histoire qui nous est racontée.

Blackbird nous encourage, semble-t-il, à faire place à l’empathie, à désamorcer nos préjugés, malgré le frisson d’effroi qui peut nous traverser face à une telle situation d’abus. La pièce nous laisse ébranlés, sans réelle réponse ou suggestion claire de l’auteur par rapport à la relation de Una et Ray, par rapport à son immoralité ou à sa complexité. On quitte la salle chargé d’émotions, complètement retourné, sans trop savoir quoi en faire. Dans tous les cas, L’Apex Théâtre est indubitablement parvenue à provoquer le vertige escompté par Harrower, c’est-à-dire à semer le doute sur l’aspect illicite de cette relation.


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Calendrier

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Au Théâtre Périscope du 16 février au 5 mars 2022

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