FTA 2021 – Je suis une maudite sauvagesse : Les solitudes

En invitant une voix autochtone à faire son nid au creux de la programmation 2021 du Festival TransAmériques, Martin Faucher ne se doutait probablement pas de l’importance que prendrait cette porte ouverte. La scène québécoise, qui s’ouvre elle-même de plus en plus aux membres des Premières Nations, est le lieu tout désigné pour entendre ce qu’ils ont à nous dire, pour les écouter vraiment et commencer à se comprendre. La série Les lectures Port-Royal, qui fera aussi entendre Réjean Ducharme et Pierre Lefebvre, est l’occasion de s’interroger sur les rapports d’oppression sur lesquels notre société s’est construite.

Crédit photo Jérémie Battaglia
An Antane Kapesh, courtoisie Famille Andre

Publié en 1976, le cri du cœur d’An Antane Kapesh Je suis une maudite sauvagesse (Eukuan nin matshi-manitu innushkueu) résonne encore plus fort ces jours-ci, notamment à la suite du terrible décès de Joyce Echaquan et de la découverte de 215 corps d’enfants sur le terrain d’un ancien pensionnat à Kamloops. La mise en lecture de Charles Bender mise sur la simplicité : toute la force des mots est déjà présente dans le récit original. De la terre au pensionnat et au déplacement de la communauté, puis à la façon dont le gouvernement blanc a enfermé ces nomades dans un mode de vie qui n’était pas le leur, l’autrice raconte crument la tragédie des Premiers Peuples.

Entendre ce texte en langue innue-aimun dans une des plus grandes salles de Montréal par la voix de la poète et comédienne Natasha Kanapé-Fontaine revêt un poids symbolique considérable. Seule en scène, assise à une longue table, devant un micro, dans une disposition qui ne peut faire autrement que de rappeler les nombreuses commissions et enquêtes où on a donné la parole aux victimes des pensionnats, aux gens qu’on a privée de leurs terres ancestrales, aussi bien que coupés de leur langue et de leur culture. On leur a donné la parole, mais les a-t-on vraiment écoutés, entendus? L’image est forte avant même que les mots innus ne s’élèvent dans la salle. Et quand ils s’élèvent, ils nous semblent venir d’un autre continent tant cette langue nous est peu familière.

La lectrice peu à peu se départit de son allure occidentale pour se réapproprier sa culture et s’en draper. Fière, droite, les yeux flamboyants de colère ou remplis de larmes, Kanapé-Fontaine livre une lecture émouvante du récit implacable fait par Kapesh il y a déjà quarante-cinq ans. Le Blanc y est colonisateur, menteur, voleur, disons le mot, un sauvage. Si l’actrice butte sur la prononciation de certains mots ou la tournure de cette langue dont elle a été dépossédée comme bien d’autres de sa génération et de celles qui l’ont précédée, ses difficultés ne font qu’illustrer davantage ce qui a été perdu.

Cette lecture en innu mesure également la profondeur du fossé qui sépare nos cultures. Alors que nous vivons côte à côte depuis des siècles sans trop se mêler, nous connaissons si peu sur nos voisins, jusqu’à ne pas savoir comment prononcer leurs noms ou ceux de leurs communautés. Nous ne comprenons pas un mot de leurs langues et nous sommes contraints de nous rabattre sur la traduction en simultané. Les vraies solitudes, elles sont ici.

La voix de l’autrice An Antane Kapesh était déjà puissante et revendicatrice à la parution du livre, mais nous n’étions pas prêts, en tant que société blanche et coloniale, à reconnaître nos torts, à tendre l’oreille. Les mots sont parfois durs à entendre, mais c’est ainsi que nous pourrons reconstruire des ponts entre nos cultures, qui cohabitent difficilement sur le territoire, parfois dans la friction, parfois dans le conflit ou, pire, l’indifférence. Et le théâtre offre ce qu’il fait de mieux : il crée des liens, ouvre des portes.

5, 9 et 10 juin 2021, Théâtre Jean-Duceppe, Place des Arts

fta.ca

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