FTA 2022 : Laboratoire poison – Une question de perception

FTA 2022 : Laboratoire poison – Une question de perception

Comment se fabrique un traître? Un héros? Qu’est-ce qui distingue l’un de l’autre? Où trace-t-on la limite qui, une fois franchie, transforme soit en l’un, soit en l’autre? Sur le vaste plateau du Théâtre Jean-Duceppe, la conceptrice, autrice et metteuse en scène suisse Adeline Rosenstein et ses onze camarades et interprètes tentent quelques pistes de réponses pour démystifier le processus par lequel on glorifie un groupe plutôt qu’un autre.

Laboratoire poison, présenté en première nord-américaine au FTA, s’emploie à comprendre par quels phénomènes une personne devient un traître dans l’oeil du public ou de l’histoire en disséquant nos perceptions et ce qu’on retient d’événements marquants. Sur le ton du documentaire scientifique et de la reconstitution historique, la production encore en chantier des Halles de Schaerbeek et du Théâtre Dijon Bourgogne se découpe pour le moment en trois parties et un épilogue, qu’on nous présente d’emblée comme étant longue, plus longue, courte et très courte. En deux heures et demie ponctuées de petites pauses pour se délier la langue et les jambes, le spectacle décortique des événements historiques avec des gens bien réels, dont on tait parfois l’identité, au fil de trois périodes de résistance pas si anciennes : la résistance communiste belge pendant l’occupation allemande, la résistance pendant la guerre d’Algérie et les mouvements de résistance pour la décolonisation du Congo (où les Belges, cette fois, étaient la force d’occupation). Toutes ces luttes ont eu des enjeux, des acteurs et des conséquences bien différents, mais ont chacune donné naissance à son lot de justes et de traîtres… selon les points de vue. Parce qu’au-delà de l’image très manichéenne que nous envoient la dramaturgie hollywoodienne et, malheureusement parfois, les livres d’histoire, il y a tout un monde de nuances que Rosenstein s’emploie à questionner.

Connaissez-vous cette image étrange dans laquelle on peut tour à tour distinguer un canard et un lapin, mais pas les deux en même temps? C’est cette fluctuation de perception que la troupe de Laboratoire poison place au coeur de son exploration sur le thème de la trahison. Ces deux personnages sont-ils en train de s’enlacer ou de se battre? Tout dépend du regard que l’on pose sur eux… ou de l’éclairage avec lequel on met en lumière la situation. Car la production, très théâtrale malgré son ton didactique, se joue aussi des codes dramatiques pour mieux nous faire comprendre les points soulevés.

La matière est dense, très dense, et on s’y perd un peu dans toutes les références historiques, les lieux, les dates, les noms, surtout quand on est moins familier avec l’histoire de l’Europe et de l’Afrique et ses enjeux géopolitiques ou colonialistes, mais Laboratoire poison découpe l’information en tableaux limpides et digestes. Les nombreux exemples, que relie le fin fil de la perception, sont éclairants ; les extraits d’archives, recréés sur scène par les membres de la distribution, illustrent parfaitement la réflexion amorcée, qu’ils nous transportent aux côtés du premier premier ministre du Congo, Patrice Lumumba ou au sein des villages de réforme créés par l’armée française pour mater l’Armée de libération nationale.

Les interprètes, qui jouent également leur propre rôle sur scène, nous font voir toute la gamme de nuances d’événements que l’histoire, la propagande et les populations tendent à vouloir simplifier pour les faire entrer dans des cases, entre justes ou traîtres, bons ou méchants. Sans support visuel autre que quelques étagères métalliques, leur interprétation laisse travailler notre imagination et lui laisse voir les mécanismes par lesquels notre perception d’une situation donnée peut changer du tout au tout en un instant, par un jeu d’éclairage ou en connaissant mieux les circonstances ou les conséquences d’une «trahison». Même un simple mot peut parfois faire basculer notre compréhension d’un événement.

Bien que longue, surtout en troisième partie, et pour le moment inachevée, la réflexion menée par Rosenstein fascine tout autant qu’elle questionne notre propre perception de l’histoire, de qui on choisit de glorifier ou d’abattre, de qui est un héros de la patrie ou de qui l’a trahie. Au final, la réponse est peut-être simplement : ça dépend…

La pièce est présentée du 7 au 9 juin 2022 au Théâtre Jean-Duceppe

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