Jamais Lu 2018 : Manifester le fragile

Convulsions

Pour sa première pièce, Convulsions, la jeune auteure Maja Côté s’est inspirée de ses expériences en maisons d’hébergement pour imaginer six femmes qui veulent se faire entendre, manifester leur colère autant que revendiquer leurs blessures à vif. Sous l’impulsion d’un étrange mentor (interprété par le toujours très drôle Didier Lucien), expert bienveillant dupliqué à l’infini par l’État, elles regagnent peu à peu le contrôle sur elles-mêmes.

« J’ai pas, comment dire, l’intention de faire quoi que ce soit de remarquable », confesse une des hébergées du centre de santé psychique Last Call. Une parmi d’autres à la recherche d’une dignité perdue, d’un souvenir, d’une voix. Au Nouveau Petit Pays Sans Peine et Sans Chamade, l’équilibre mentale est cruciale, obligatoire, et la bienveillance étatique. Dominé par l’Unique Parti Tous Unis, le pays est pourtant miné par les apories existentielles de chacune, de l’ex-secrétaire sexy à la célèbre présentatrice de nouvelles Susan Powell.

Coiffées pour la mise en lecture de perruques aussi excentriques ou exubérantes que la personnalité de leurs personnages respectifs, Marilyn Castonguay (particulièrement touchante), Marie Charlebois, Rose-Anne Déry, Alice Moreault et Dominique Quesnel font leurs les paroles tragi-comiques de Convulsions. Si elles trébuchent par moments sur le phrasé particulier de Côté ou la fusion d’anglais et de français, elles transmettent aussi bien la vulnérabilité psychologique de ces femmes que leur volonté féroce de prouver que leur existence a une valeur qui ne se mesure pas en attractivité sexuelle, en position sociale ou en réussite professionnelle.

L’exercice se révèle intrigant, quoique la simple mise en lecture ne suffise pas vraiment à faire vivre l’univers décalé créé par Côté. Plusieurs didascalies laissent imaginer l’espace et les déplacements, mais c’est sans doute une pièce qui demande à être vue dans son ensemble pour qu’on en apprécie les subtilités.

 

La mer est ma nation

Sélectionnée parmi trois textes par des étudiants du secondaire, la pièce La mer est ma nation, de Hala Moughanie, a bénéficié d’une mise en lecture vibrante au Jamais Lu. L’ensemble des interprètes, sous la direction de Catherine Vidal, s’est approprié le texte de l’auteure française d’origine libanaise pour en livrer une lecture à la fois lumineuse et éclairante. Leur interprétation sonne de fait si juste qu’on sort de la salle en ayant eu l’impression d’avoir vu la pièce plutôt que simplement entendue.

Un homme et sa femme, dans un secteur pauvre d’une ville en bord de mer, mais envahie de déchets. Ils appréhendent l’arrivée d’étrangers en nombre toujours plus important et provenant d’ailleurs en guerre, dressent des barbelés pour protéger leur maison. Et puis surgissent la dame et sa fille fragile, réfugiées en quête de sécurité. Par les paroles très imagées de ses personnages, l’auteure évoque les odeurs, les couleurs, l’énergie du lieu, mais aussi les horreurs d’un passé qu’on cherche à fuir, mais qui nous suit comme une ombre, et l’espoir d’une vie meilleure, au-delà de la mer.

La construction dramatique habile de l’auteure inverse peu à peu les rapports de force et de pouvoir aussi bien que les méfiances et inimités, brouille les frontières entre le « eux » et le « nous », perturbe l’équilibre d’une communauté, le tout avec une grande dose d’humour. La force de la pièce passe autant par les qualités d’évocation du texte que par cet humour et sa façon de remettre en question les limites d’une situation établie quand un élément étranger vient en perturber l’équilibre.

Magnifiquement servie par Tania Kontoyanni, Zoé Tremblay, Vincent Côté et Sharon Ibgui, La mer est ma nation est une brillante histoire d’exils, mais surtout de rencontres entre des êtres au fond pas si différents.

 

As-tu détruit quelque chose de laid aujourd’hui?

C’est autour d’un graffiti découvert au détour d’une rue, laissé sur un mur d’une ville en plein dérangement citoyen, que Catherine Dorion a réuni cinq auteurs de Québec et un de Montréal pour parler de destruction. Destruction de ce qui nous étouffe, de ce qui obstrue notre horizon, de ce qui nous écrase dans la colère, la solitude ou la haine. Mais il s’agit de détruire pour mieux déconstruire, reconstruire, laisser respirer, désirer à nouveau.

Déjà présentée au Jamais Lu Québec en décembre dernier, la courtepointe de manifestes As-tu détruit quelque chose de laid aujourd’hui? prend à contrepied le courant qui voudrait trouver du bon en tout, et affirme sans retenu que détruire a du bon, que détruire fait du bien, parfois.

Accompagnés par la musique jouée en direct par Mathieu Campagna, les interprètes et auteurs Simon-Pierre Beaudet, Bureau Beige, Marc-André Cyr, Catherine Dorion, Gabriel Fournier, Thomas Langlois et Annabelle Pelletier Legros ont offert, pour clore ce 17e Jamais Lu, une virée dans la laideur, une dissection à cœur ouvert des idées reçues sur la Vieille Capitale. Dans Limoilou, quartier en pleine transformation, où les barbiers vous coupent encore les cheveux, mais désormais dans une ambiance hipster qui se paie à la caisse. Dans la pyramide de Sainte-Foy, d’où on peut encore apercevoir le ciel si on lève les yeux, même en ayant le cœur et la tête dans un étau de stationnements bétonisés. Dans une conférence de renforcement personnel bien d’aujourd’hui, où les mots prononcés veulent dire bien autre chose que ce qu’on entend. Dans le bureau d’un organisme où un employé réfute les raisons de son congédiement…

Laideur humaine, sociale, urbaine : d’une laideur à l’autre, ce manifeste chorale revendique la liberté de rêver, d’espérer qu’après ce grand incendie de mots puisse germer un renouveau, à la manière des feux de forêt ravageurs. Si l’étincelle est prometteuse, l’incendie flambe inégalement, comme souvent dans ce type d’exercice. On y navigue généralement avec plaisir entre humour et émotions, même si on demeure dans les laideurs connues, celle de la radio poubelle de Québec, des centres d’achat, des 1% d’art public mal aimé, d’urbanisme mal pensé. Certaines lectures marquent cependant, comme le cri du cœur très touchant d’Annabelle Pelletier-Legros, qui regrette l’immensité de sa forêt troquée pour un demi-sous-sol dans Sainte-Foy.

Avec As-tu détruit quelque chose de laid aujourd’hui?, le Jamais Lu se termine par un appel convaincu – à défaut d’être totalement convaincant – à la dissidence, à une prise d’action et de revendication. Une jolie façon d’ouvrir vers le public.

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