Par Daphné Bathalon

MonTheatre couvrira cette année quelques lectures du JAMAIS LU 2015, voici les critiques de Habiter les terres et (Y) Tenir : Lettres aux femmes.

C’est au septième soir du Festival du Jamais Lu que sa fondatrice et codirectrice artistique, Marcelle Dubois, s’est commise à son tour avec Habiter les terres, un texte qui l’habite elle-même depuis quelques années. Pour ce projet de fiction, dont elle pensait d’abord faire un documentaire, Marcelle Dubois est allée à la rencontre d’habitants de cesdites « régions éloignées », celles dont on se souvient en période électorale, lors d’une catastrophe ou quand on annonce la fermeture d’une usine.

habiter1En ces terres où on envoyait autrefois les colons en grand nombre pour peupler le pays et harnacher le territoire, la vie se vit à un tout autre rythme, où l’être humain se fond dans le paysage. Mais, dans ces régions (comme en Abitibi-Témiscamingue, d’où est originaire l’auteure), les villages se vident de leurs habitants, perdent leur jeunesse en même temps que leur poids démographique. Inspirée par ces villages exsangues et par les rencontres qu’elle y a faites, Marcelle Dubois propose avec Habiter les terres une symphonie chorale et pastorale portée par une galerie de personnages très critiques de ses dirigeants.

Au village de Guyenne (principale activité économique: la culture de navets), rien ne va plus. Le gouvernement a décrété que le Nord existait à perte : fermons les villages, rapatrions-en les habitants et contentons-nous d’exploiter les ressources naturelles qui dorment dans les sous-sols du Nord. Tout Guyenne, qui tient sur un seul rang, refuse cette fatalité et, pour se faire entendre, enlève le ministre de l’Occupation du territoire. Planté dans le champ de navets, le ministre! Une outarde est envoyée au sud pour livrer au premier ministre les conditions de sa libération. Les six familles du village entrent en résistance, prêtes à se tenir debout.

habiter3Parmi le chœur du village (Habiter les terres nous est présentée comme une fable pour 6 à 40 interprètes, rien de moins): Labelle, le cultivateur déterminé à ne pas céder un pouce de territoire, sa belle, un chercheur d’or en quête de sa faille idéale, une femme sage, le vieux Labelle et une jeune fille revenue de la grande ville, guidée par un rêve et la lune, sans oublier l’ours et les outardes, qui ont aussi voix au chapitre. L’avenir de Guyenne se joue là, maintenant, et on se prend à espérer avec Guyenne, que la confrontation entre les idéaux d’une communauté et l’écrasante machinerie gouvernementale ne tournera pas comme on l’imagine.

Sur un ton résolument humoristique, où les ours et les outardes sont dotés de paroles et se montrent plus sages que bien des hommes, Marcelle Dubois propose une critique sociale et politique qui vise juste. Quel projet de pays pour un territoire qu’on peine à occuper, pour un territoire auquel on tourne le dos, qu’on éteint, village par village, région par région? Derrière cette écriture expressive, une prise de parole douloureuse et un constat : nous avons un choix de société à faire, une position à adopter par rapport aux régions et à leurs habitants, une défense à organiser pour ces terres défrichées de peine et de misère il y a à peine 100 ans… si on ne veut pas se déposséder d’une partie de notre identité.

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(Y) Tenir : Lettres aux femmes

Le féminisme ne concerne pas que les femmes, depuis le temps qu’on le répète, il est rafraîchissant de voir des hommes prendre la parole et parler des femmes pour mieux s’adresser à elles ou s’exprimer entre autres sur leur rapport au féminisme, au couple ou aux agresseurs de tout poil. Se faisant écho au spectacle d’ouverture, S’appartenir(e), lors duquel huit auteures ont collectivement réfléchi à la notion d’appartenance au féminin, la mise en lecture de Justin Laramée, (Y) Tenir, réunissait les textes de six auteurs: Robin Aubert, Jean Marc Dalpé, Olivier Keimed, Robert Lalonde, Steve Laplante, Philippe Racine, et un musicien: Benoît Côté.

ytenir1La féminité dont il est question ici, c’est celle de leurs mères, de leurs filles, de leurs conjointes, de leurs amies, de leurs soeurs, des auteures qu’ils aiment et admirent, de cette autre moitié de l’humanité. Mais où se placer en tant qu’homme par rapport au féminisme? Aux côtés des femmes, semble être la réponse qui se dégage de cette soirée de clôture, non en les guidant ni en les suivant, mais à leurs côtés pour les soutenir. Un discours bien loin de celui des extrémismes de toutes sortes. Le collectif (Y) Tenir propose une image positive de ce que peut être une lutte collective pour plus d’équité.

Déclaration d’amour à la femme qui partage sa vie depuis plusieurs décennies (une lecture très touchante de Robert Lalonde), déclaration du droit à exister d’une des trop nombreuses femmes autochtones assassinées («Je voudrais être un homme un instant pour me reposer et me sentir libre […] Je voudrais ne plus être assassinée dans l’indifférence générale»), ode à la résilience d’une mère, note d’amour laissée dans la cuisine, lettre adressée à l’agresseur (lue par un Steve Laplante mordant), les voix de (Y) Tenir empruntent souvent le ton de la confidence. Après tout, les hommes sont pères, grands-pères, fils, frères, amis, conjoints, cousins, ce qui touche les femmes les touche donc aussi de près… Et c’est avec un grand plaisir qu’on écoute ces voix d’homme parler des femmes de leur vie. Une bien belle façon de boucler ce Jamais Lu qui a fait plusieurs fois salle comble cette année encore.

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