par Daphné Bathalon

De passage à Londres, l’insatiable mangeuse de théâtre que je suis a voulu goûter à la saveur locale… L’année 2015 marquant le 150e anniversaire du plus fameux ouvrage de Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles, l’occasion était trop belle d’assister à une adaptation de ce classique dans la capitale.

On participe cependant bien plus à cette production qu’on y assiste, puisque le spectacle immersif imaginé par Les Enfants terribles et Emma Brünjes Productions va bien au-delà du spectacle théâtral. Le spectacle est en lui-même un concept qui englobe jusqu’à la billetterie (où on vous tamponne une horloge sur le poignet avant de vous offrir des douceurs qui crient pratiquement « eat me! » tant elles semblent appétissantes) jusqu’à l’après-spectacle, où on vous invite à demeurer pour une partie de flamingo cricket ou pour un concert dans le hedge maze, de quoi vous retenir jusqu’aux petites heures dans cet univers singulier.

C’est sous les voûtes de briques et dans le dédale de salles sombres cachées sous la gare Waterloo que l’équipe derrière Alice’s Adventures Underground a choisi de créer son Pays des merveilles. Convoqués à une heure bien précise, les spectateurs sont autorisés à pénétrer dans le dédale de salles par petits groupes. D’entrée de jeu, le public se retrouve enfermé dans un vieux cabinet rempli d’objets de toutes sortes : miroirs, gramophones, cartes, livres, notes manuscrites et même photos encore en développement. Les quelques minutes passées dans cette première pièce suffisent à peine à examiner le luxe de détails que l’équipe de création, sous la direction artistique de Rhiannon Newman Brown, a su distiller dans chacun des objets regroupés là. On est déjà conquis.

Alice (Abby Wain). Photo © Jane Hobson.
Alice (Abby Wain). Photo © Jane Hobson.

Alice elle-même fait son apparition l’espace d’un instant dans l’un des miroirs de la salle, puis dans une des photos reposant dans les bacs de développement, avant de disparaître si vite qu’on croit avoir rêvé. Lorsqu’elle réapparaît, perdue et effrayée, elle nous confie être incapable de retrouver la sortie. Tout au long de notre aventure souterraine, Alice fait sentir sa présence et rappelle pourquoi nous avons osé suivre le Lapin dans son terrier : mots griffonnés à la hâte sur un livre (« Find me!« ), autres apparitions éclair ou objets personnels oubliés çà et là.

L’aventure commence réellement quand, appelés à choisir entre la petite bouteille étiquetée « DRINK ME » et le petit gâteau exigeant d’être mangé, les spectateurs s’engouffrent par une porte, soit trop grande soit trop petite. Munis d’un permis de séjour temporaire qui les divise entre les quatre maisons du jeu de cartes, les spectateurs ignorent tout de ce qui les attend au-delà du guichet d’entrée qu’ils rencontrent ensuite, et c’est bien là que le frisson de plaisir prend naissance… L’émerveillement se poursuit pendant toute la représentation, tandis que les effets de surprise se multiplient, maintenant le public dans un état d’éveil constant, et une certaine fébrilité, il faut l’admettre.

Mon permis de séjour temporaire au Pays des merveilles
Mon permis de séjour temporaire au Pays des merveilles

Le groupe initial, divisé entre cartes noires et cartes rouges, puis subdivisé entre maisons (coeur ou carreau pour les Rouges, trèfle ou pique pour les Noirs), se retrouve réduit à six ou sept participants, de quoi vivre une aventure vraiment personnalisée. Les Coeurs, mon groupe, sont évidemment les grands favoris de la Reine et se voient confier une importance mission : découvrir qui a peint les roses en rouge, une infamie! Chaque groupe suit ainsi un parcours unique, bien qu’il rejoigne parfois une autre maison le temps d’un tableau, ou qu’il se retrouve carrément à espionner l’autre couleur grâce à des trous dans un mur…

À la fois spectateur et participant, le public contribue à façonner l’expérience; un groupe plus réactif entraînera forcément plus d’improvisation de la part des acteurs et augmentera d’autant l’intérêt du spectacle. Tantôt propulsé à travers une porte menant on ne sait où, tantôt questionné sur les activités du Valet de coeur ou sommé de répondre à des devinettes, le public a un avant-goût de ce qu’a pu vivre la petite Alice à sa première et déroutante visite dans ce monde absurde ironiquement régi par une panoplie de lois et de règles. Et enfreindre une seule de ces règles pourrait bien mener à une immédiate, mais peut-être réversible, exécution.

Grace Carter (March Hare), Hayden Wood (The Mad Hatter), Mark Stevenson (The White Rabbit). Photograph © Jane Hobson.
Grace Carter (Lièvre de Mars), Hayden Wood (Chapelier fou), Mark Stevenson (Lapin blanc). Photo © Jane Hobson.

Baladés d’un côté puis de l’autre, les spectateurs perdent rapidement tous leurs repères dans le dédale de salles et de couloirs. Ne reste plus qu’à suivre le garde-carte qui nous sert de guide et à ne surtout pas contrarier les habitants du Pays des merveilles. Mon parcours ne m’a hélas! pas permis de rencontrer la Duchesse, Humpty Dumpty ni la Chenille bleue, et ne m’a fait qu’entrevoir le Chat du Cheshire, mais les autres personnages rencontrés ne manquaient certainement pas d’humour. Entre Tweedle Dee et Tweedle Dum, plus fêlés que jamais, le Lapin blanc, le Valet de pied grenouille et la Simili-Tortue, pas le temps de s’ennuyer!

Alice, quant à elle, sert essentiellement de toile de fond pour ce spectacle dont la véritable vedette est le Pays des merveilles lui-même. Et comme il est magnifiquement mis en scène, ce pays! Costumés ou véritables marionnettes humaines (des créations signées Max Humphries), les comédiens nous entraînent dans l’univers de leurs personnages, revisitant notamment et de manière spectaculaire le thé de non-anniversaire. Mais ce sont avant tout les décors et le lieu qui font toute la magie de cette production. Chaque salle recèle de petits trésors et, assurément, des centaines d’accessoires : vaisselle au charme vieillot, photographies victoriennes, seaux de peinture rouge, miroirs de toutes les formes, mécanismes d’horloge et, bien sûr, roses blanches et rouges. Tirant sa force des voûtes qui l’abritent, le spectacle se joue constamment de nos perceptions. Nombreux effets de lumière, projections, décors aux dimensions truquées ou changements de température : tout est fait pour déstabiliser les visiteurs et créer une ambiance tout à fait fantastique.

Brandon McCoy (Border Guard), Tom Moores (Knave). Photo © Jane Hobson.
Brandon McCoy (Garde-frontière), Tom Moores (Valet). Photo © Jane Hobson.

Par comparaison, l’histoire qui sert de trame à l’aventure paraît étriquée. C’est particulièrement frappant à l’issue du dernier tableau, plutôt décevant après la fascination ressentie en parcourant les différentes salles, mais c’est bien là le seul reproche que l’on puisse faire à l’ensemble. Le charme du spectacle fonctionne si bien que le spectateur ressort des Vaults avec une seule envie : revenir au Pays des merveilles pour mieux découvrir les tableaux qu’il n’a pas eu l’occasion de visiter, au risque peut-être cette fois d’y laisser la tête…

L’aventure semble en effet pouvoir se décliner à l’infini tant la magie opère dans cet hommage fort réussi à l’oeuvre de Carroll. Plutôt qu’une simple adaptation d’un grand classique de la littérature anglaise, Alice’s Adventures Underground se révèle une façon originale d’en faire vivre, sentir et goûter les merveilles. Après tout, c’est en plongeant tête première dans l’univers d’Alice qu’on en savoure les plus délicieuses absurdités.

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