Vernon Subutex 1 : Jusqu’à la fin

Vernon Subutex 1 : Jusqu’à la fin

Fidèle à elle-même, la metteuse en scène (et nouvellement nommée directrice générale et artistique de l’Usine C) Angela Konrad s’attaque à un ambitieux projet dramaturgique, cette fois avec une adaptation des trois tomes de Vernon Subutex, roman phare de l’autrice française Virginie Despentes. La première partie de cette adaptation est au programme de l’Usine C en ce moment et affiche déjà complet, mais si la chance se présente à vous, sautez sur l’occasion de voir cette production d’envergure, qui vous laissera sur le bout de votre siège.

Le Vernon Subutex du titre est disquaire à Paris, enfin, il l’a été pendant deux décennies avant de devoir fermer boutique face à la montée des supports numériques et à l’accumulation de dettes. À 45 ans, quand on fait sa connaissance, il est sans ressource et très vite sans logis aussi. En fuite et prêt à tous les mensonges, il se tourne alors vers ses contacts, amis, anciens amis ou clients, puis même vers des inconnus dans sa quête pour un nouveau refuge. À la dérive, mais porté par le souffle rock d’une époque idéalisée et depuis longtemps révolue, Vernon se retrouve pris dans le tourbillon de névroses et de récriminations de ses compagnons du jour ou de la nuit.

Voilà pour le résumé, mais ce premier volet se révèle bien plus punk, échevelé et même abrasif que ces quelques lignes le laissent supposer, car le personnage de Vernon, au style vestimentaire et à l’hygiène aussi négligés que son sex appeal paraît irrésistible, bouscule l’ordinaire de toutes les personnes dont il croise la route, surgissant tout droit d’une autre période de leur vie, avant les enfants, les divorces, les corps qui lâchent, la perte de sens.

Crédit Daniel Huot

Sans repère ni refuge, Vernon erre dans un univers sclérosé peuplé de personnages figés dans les souvenirs du passé, incapables de changer. Un monde dominé par un manque d’amour et qui se cherche un sens dans la musique, la drogue, l’alcool, le sexe, la violence ou la religion. On assiste à la chute de Vernon, qu’il essaie à peine de freiner, semblant se délecter de sa propre fin.

Angela Konrad tire le meilleur parti d’une distribution volontaire et dédiée, qui ne recule devant aucun défi physique et assure une livraison de dialogues difficiles, car mâtinés d’expressions et de patois français qui viennent parfois agacer l’oreille tant ils tranchent avec l’accent québécois. Dans le rôle-titre, David Boutin a la gueule et le charisme de l’emploi. D’abord un peu hésitant, il domine rapidement le plateau à chacune de ses présences, exsudant le désabusement et le laisser-aller que l’on associe à la génération X, aux horizons bouchés. Quand il n’est pas au centre de la scène, il passe son temps avachi sur un canapé ou un autre. La constellation de grands talents qui orbite autour de sa trajectoire autodestructrice rassemble notamment Paul Ahmarani (absolument détestable en réalisateur raté, bobo méprisant et raciste qu’on prend plaisir à haïr), Violette Chauveau (étonnante et ensorcelante en ancienne star de la porno déterminée à faire reconnaître son art), Dominique Quesnel (tantôt en La Hyène, prédatrice sur les réseaux sociaux, destructrice de réputations et de carrières, tantôt en Olga, sans abri, mais aussi parenthèse de sanité et de sagesse dans tout ce déferlement de négativité). Et surtout il y a Anne-Marie Cadieux, en grande forme, dont chaque scène est un réel délice, tant lorsqu’elle incarne une maîtresse de maison psychotique et obsédée par Vernon que dans la peau d’une ex-star de porno ayant décidé de changer de sexe. Méconnaissable et hilarante!

La production de LA FABRIK, en collaboration avec l’Usine C, peut également compter sur des projections 3D ultra-réalistes (chapeau aux artistes Charly Barrera et Maxime Karam) et une conception vidéo d’Alexandre Desjardins ponctuée de textos, de photos déchirantes et d’extraits d’émissions cultes pour nous plonger dans les lieux où nous transporte le récit. On voyage ainsi d’appartements huppés de la bourgeoisie parisienne au trottoir sale devant un Monoprix en un instant. L’habillage visuel et le rythme trépidant des scènes donnent des allures de film à cette adaptation scénique ; les trois heures de la représentation nous offrent l’occasion d’en déguster chaque moment.

Vernon Subutex 1 montre la lente asphyxie des espoirs… quand on ne meurt pas tout simplement de désespoir. Et pourtant, porté par un florilège de personnages hauts en couleur, qu’on méprise autant qu’on comprend et voudrait aimer, ainsi que par une distribution sans faille, ce premier volet fait aussi beaucoup rire. On parvient même à y trouver des étincelles de tendresse dans les lieux et les situations les plus improbables. Le tout enveloppé par une bande sonore éclectique qui ravit les mélomanes, entre succès de Motörhead, de Depeche Mode, de Duke Ellington et même d’Adele.

Spectacle-fleuve dont la présentation des trois volets est prévue à l’hiver 2024, Vernon Subutex 1 est déjà une expérience en soi, de celles qui nous laissent dans l’attente de la suite, aussi tendus que l’est le fil de l’existence de Vernon.

Crédit photo Vivien Gaumand

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